Taïeb Hafsi
Professeur émérite, HEC Montréal. Gérer la complexité de l’économie : une conception organisationnelle

Présentation des notes
Cette chronique économique et sociale présente une série de notes destinées à clarifier les règles importantes qu’un état intelligent utilise ou respecte pour stimuler un fonctionnement économique et un équilibre social satisfaisant. Ces notes sont élaborées en ayant surtout à l’esprit les besoins des pays dont les économies sont émergentes. Elles sont utiles notamment pour l’Algérie et les pays du front méditerranéen de l’Afrique. Elles peuvent aussi être utiles pour l’ensemble des pays africains et des pays du tiers-monde.
L’auteur est professeur émérite en stratégie des organisations à HEC Montréal et membre de la Société royale du Canada. Il a une longue expérience en enseignement et recherche sur les sujets de management appliqué aux organisations complexes, en particulier les états, les organisations diversifiées et les organisations internationales. Ses travaux sur ces sujets ont été diffusés dans plus de 40 livres et 150 articles de revues internationales.
Gérer la complexité de l’économie : une conception organisationnelle
Michel Crozier est un grand sociologue français, décédé récemment. Un peu comme De Tocqueville, il a fait l’un de ses premiers travaux sur les syndicats aux États-Unis en bénéficiant d’une bourse du Congrès américain. Cette recherche fut très formatrice pour le jeune de gauche qu’il était mais lui valut aussi l’accusation d’être un intellectuel au service des Américains. Crozier devint l’un des plus grands sociologues des organisations dans le monde. Il a en particulier fait une recherche sur le fonctionnement du secteur public français, publié sous la forme d’un livre intitulé « Le phénomène bureaucratique », qui a assuré sa réputation. Ce livre fut plus tard précisé et généralisé dans un autre livre : « L’acteur et le système ». Ces livres et la réflexion en matière de théorie des organisations nous serviront de base pour cette note 7.
Dans ses travaux remarquables sur la société française, Crozier a développé, en s’inspirant de recherches américaines, ce qu’on appelle la théorie du fonctionnement de l’État basée sur la stratégie des acteurs. Cette théorie est relativement simple mais très importante pour la compréhension du fonctionnement du secteur public. En comparant l’Amérique avec la France, Crozier s’aperçoit qu’en Amérique lorsqu’on a une règle, on l’applique. Si elle ne marche pas, on la change. En France, on n’applique jamais les règles complètement. En fait, les responsables utilisent la règle comme un enjeu de négociation pour amener les subordonnés à coopérer. La norme est : « si tu ne fais pas ce que je te demande, je t’applique la règle ! ». Crozier était frustré par cette constatation et souhaitait que les Français appliquent leurs règles. Sur cette base-là, il a écrit un autre livre fameux : « on ne change pas la société par décret ». Mais ce grand intellectuel ne s’était pas aperçu que, la France n’ayant pas la flexibilité de l’Amérique, c’était cette négociation autour des règles qui lui permettait de s’adapter et de contourner les rigidités du système bureaucratique.
Dans le système bureaucratique français, la négociation entre les acteurs est nécessaire. Elle est permanente et les acteurs développent des stratégies pour avoir du pouvoir et obtenir des faveurs. Le pouvoir des acteurs est lié à la relation qu’ils ont avec les autres. Dans cette relation, plus ils sont dépendants des autres, moins ils ont de pouvoir, plus les autres dépendent d’eux et plus ils ont de pouvoir. C’est ce que nous évoquions dans la note 4. La stratégie consiste donc à réduire la dépendance qu’on a vis-à-vis des autres et à accroître la dépendance des autres vis-à-vis de soi, pour obtenir des faveurs ou un avantage. Tout le fonctionnement du secteur public peut s’expliquer par la stratégie des acteurs. Dans les théories récentes, nous savons aussi que ce fonctionnement par la stratégie des acteurs ne marche que si l’organisation est suffisamment forte pour éviter les extrêmes en imposant un minimum de discipline aux acteurs. Sinon, on obtient ce que les chercheurs américains Cyert et March ont appelé « le modèle de décision de la poubelle », une sorte de désordre permanent où les acteurs peuvent avoir des bénéfices et où l’organisation ne peut fonctionner qu’en « soudoyant » les acteurs qui la composent. L’organisation ne survit dans ce cas que si elle a des ressources pour ça.
Bien que peu de gens en France le sachent, les Français réussissent à faire fonctionner leur système, sans tomber dans le phénomène de la poubelle, parce qu’ils ont une longue expérience de ce système, disons 8 siècles. Les Algériens, en général les Maghrébins, qui en ont hérité subissent le caractère chaotique du système parce qu’ils n’en ont pas la compréhension.
Les dirigeants ne comprenant pas la logique d’ensemble se comportent comme tous les acteurs et développent des stratégies de pouvoir comme tous les autres. Ils gagnent individuellement, mais la logique d’ensemble des décisions est incompréhensible. Le phénomène de la poubelle est en place. L’État algérien (ou maghrébin), comme organisation, ne survit que grâce aux ressources pétrolières ou aux ressources minières en général. Comment peut-on en sortir ?
À mon avis, c’est là que la liberté économique peut aider. Les Américains, qui ont connu cette situation dans la période allant de la déclaration d’indépendance (1792) à la fin de la guerre civile (1860), ont appris que la seule façon d’en sortir est de généraliser la liberté économique et de détourner l’attention des acteurs de l’État pour la focaliser sur leurs propres intérêts économiques. C’est à ce moment-là que s’est progressivement fait le lien avec les théories du marché d’Adam Smith et les autres. L’État s’est quant à lui chargé de travailler sur les règles du jeu et sur leur clarté, voire leur transparence. Cela m’amène aux recommandations suivantes :
1. Libérer l’économie est un acte de construction de l’État. Si on ne libère pas l’économie, on fait de la direction de l’État l’enjeu central. Tous les acteurs vont alors utiliser leurs ressources à accaparer le pouvoir d’influencer l’État. Ils l’affaibliront considérablement.
2. Si les acteurs centrent leurs stratégies sur le contrôle de l’État, le comportement résultant est chaotique et impossible à prévoir. Quelques individus en profiteraient mais la plupart se détruiraient. La logique de la stratégie individuelle mène à la destruction du système par ses propres acteurs. Ce faisant, les acteurs se détruisent aussi, mais ne s’en rendent pas compte.
3. Décomposer l’État en organisations plus petites, plus simples, plus autonomes, décomposant ainsi les objectifs et réduisant les enjeux. C’est dans ce cadre-là que la création d’organisations autonomes, objet de la décentralisation, permet au système de fonctionner et en même temps aux acteurs de prospérer.
4. Agir sur les décisions en influençant les bases sur lesquelles elles sont prises, plutôt qu’en les prenant soi-même. Le management des organisations de l’État est plus efficace s’il est indirect. Le métier des dirigeants n’est pas de faire de la stratégie mais apprendre à gérer les stratégies des autres, donc à faire de la méta-stratégie.
5. Faire de l’organisation de l’État une tâche permanente. Le Président et/ou le Premier ministre devrait avoir non seulement un groupe formé et compétent en matière de méta-gestion du système, mais devraient aussi financer des centres de réflexion sur le sujet qui soient indépendants, dans les universités et les instituts de recherche du pays.
Dans la prochaine note, nous reviendrons sur le processus de prise de décision et montreront le lien qu’il y a entre la décision individuelle et le comportement global des organisations. Ce faisant nous suggérerons comment on peut influencer efficacement le comportement des organisations publiques et privées dans un pays comme l’Algérie.