Taïeb Hafsi
Professeur émérite, HEC Montréal. Comprendre la prise de décision pour mieux l’influencer

Présentation des notes
Cette chronique économique et sociale présente une série de notes destinées à clarifier les règles importantes qu’un état intelligent utilise ou respecte pour stimuler un fonctionnement économique et un équilibre social satisfaisant. Ces notes sont élaborées en ayant surtout à l’esprit les besoins des pays dont les économies sont émergentes. Elles sont utiles notamment pour l’Algérie et les pays du front méditerranéen de l’Afrique. Elles peuvent aussi être utiles pour l’ensemble des pays africains et des pays du tiers-monde.
L’auteur est professeur émérite en stratégie des organisations à HEC Montréal et membre de la Société royale du Canada. Il a une longue expérience en enseignement et recherche sur les sujets de management appliqué aux organisations complexes, en particulier les états, les organisations diversifiées et les organisations internationales. Ses travaux sur ces sujets ont été diffusés dans plus de 40 livres et 150 articles de revues internationales.
Comprendre la prise de décision pour mieux l’influencer
Le plus grand savant du 20ème siècle a été selon moi Herbert Simon. Sa formation de base était en sciences politiques. Ses recherches ont toutes porté sur la psychologie cognitive (comment le cerveau fonctionne) et sur la prise de décision. Il est aussi connu comme le père de l’intelligence artificielle pour ses contributions au fonctionnement des ordinateurs. Et bien que ce ne soit pas un économiste, il a obtenu en 1978 le prix Nobel d’économie pour les éclairages qu’il a apporté à la compréhension de la prise de décision et sa rationalité.
Selon Herbert Simon la décision est complètement définie quand on connait ses prémisses (les bases sur lesquelles on raisonne). Il y a deux types de prémisses, certaines sont liées aux faits (par exemple, le soleil se lève à l’Est), d’autres aux valeurs (par exemple, nous voulons être une société qui valorise la solidarité et la justice sociale). En économie, quand on définit un grand objectif, une vision ou des principes (par exemple, nous voulons être le pays où la qualité de la vie est la meilleure de la Méditerranée), on fixe les prémisses-valeurs. Quand on apporte des informations spécifiques (nombre réel de chômeurs, réserves de pétrole, etc.), on fixe les prémisses-faits. Si on change les faits, ou si on change les objectifs par exemple, on change inévitablement la décision. Plus exactement, lorsque les prémisses sont définies, des personnes rationnelles auraient tendance à prendre des décisions similaires. C’est pour cela que H. Simon disait : « laissez-moi fixer les prémisses et je vous laisserai prendre la décision ! ».
Quand l’organisation devient grande et complexe, comme le sont les organisations étatiques, les dirigeants au sommet ne peuvent plus prendre les décisions importantes. En particulier, ils ne peuvent plus fixer les prémisses-faits. Ces prémisses dépendent d’évènements multiples, souvent locaux. Elles sont trop nombreuses et diversifiées et les capacités physiques du dirigeant (la capacité du cerveau) ne sont simplement pas suffisantes pour qu’il puisse prêter attention à toutes. La raison impose de focaliser sur certains faits cruciaux (par exemple, le monde est en train de se globaliser ou se dé-globaliser) et surtout sur les prémisses-valeurs. Donner la direction et veiller à ce qu’elle soit suivie devient la clé du bon fonctionnement.
Le grand problème lorsqu’on est en situation de complexité c’est que les relations de cause à effet sont obscures. La relation entre les prémisses et la décision n’est pas évidente. Comment faut-il changer les valeurs pour que les décisions des acteurs aillent dans le sens souhaité, est une question cruciale. Dans les situations de grande complexité, l’analyse et le calcul ne permettent pas d’accéder à des réponses convaincantes. D’abord parce que les faits ne sont pas clairs, ensuite parce qu’il peut y avoir des valeurs en conflit, finalement parce que le futur est incertain. Lorsqu’Obama devait décider d’aider General Motors à survivre, d’abord les faits n’étaient pas clairs. Pourquoi GM était-elle en difficulté ? Était-ce un problème de management ou un problème de crise économique générale ? Le président de GM était-il en contrôle de son groupe ? Comment cela affecterait-il la concurrence locale et mondiale ? etc. De plus, les valeurs étaient aussi en conflit. Le gouvernement doit-il intervenir dans le jeu économique ? Ce faisant, n’affaiblit-il pas la capacité de réaction des acteurs économiques ? Faut-il laisser le marché résoudre le problème seul ? Que faire face aux multiples problèmes sociaux qui en résulteraient ? Est-ce que l’économie ne serait pas affaiblie durablement par la faillite d’une telle entreprise ?
Lorsque les relations de cause à effet ne sont pas claires, c’est comme tenter d’avancer dans l’obscurité. Le bon sens indique qu’il faut le faire avec précaution et se faire aider par ceux qui ont l’expérience ou la science. On ne peut pas prendre de décision radicale. Il faut procéder de manière incrémentale, à petit pas, mais guidé par une idée ou une vision. L’expérimentation est la clé pour influencer des décisions importantes. Lorsqu’en 1978 le gouvernement chinois de Deng Xiao Ping, qui n’avait pas beaucoup de ressources, voulait relancer la machine économique, le premier problème qui s’est posé à lui fut celui de l’énergie. En particulier, la compagnie d’électricité était mourante (usines vieilles, capacités insuffisantes, etc.). Ne sachant quoi faire, il délégua la responsabilité du développement au niveau local (provincial) : « débrouillez-vous pour vous développer ! Faites-moi signe si vous avez besoin d’aide ! ». Chaque province créa ainsi sa compagnie d’électricité. L’une de ces compagnies, Huaneng, revint vers le gouvernement central pour demander la permission de faire un BOT (Build-Operate-Transfert) (i.e., on appelle des étrangers à investir, mais on leur garantit un rendement en fixant le prix de vente de l’électricité). Le gouvernement garda l’affaire discrète, mais de manière exceptionnelle autorisa Huaneng à aller de l’avant. Huaneng surprit tout le monde en attirant beaucoup d’investisseurs étrangers. Ce fut un grand succès. Le gouvernement central se tourna alors vers les autres provinces et leur dit : « pourquoi ne faites-vous pas comme Huaneng ? ». L’expérimentation a permis de trouver un chemin, puis on l’a généralisé.
Ces quelques réflexions suggèrent :
1. On ne peut pas décider de tout dans des organisations complexes. Il faut focaliser sur les décisions stratégiques et surtout celles qui déterminent les prémisses pour les décisions des autres acteurs (publics ou privés);
2. Pour les prémisses importantes, il faut en confier la préparation à des commissions spécialisées. Par exemple : Que devrions-nous faire pour faciliter l’accès au foncier ? Comment fixer les prix à la consommation nationale de l’énergie ? etc.
3. La composition des commissions doit tenir compte de l’accès aux prémisses-faits. Qui sont les acteurs qui connaissent les faits ? Surement les gens du terrain. Donc, on doit associer à l’étude ceux qui peuvent apporter des informations cruciales, notamment les partenaires socio-économiques;
4. Toutes les grandes décisions doivent commencer par une expérimentation. La forme et le contenu de l’expérimentation doivent être considérés et choisis par les commissions d’étude;
5. Les prémisses-valeurs déterminent la vigueur et la créativité des acteurs. On ne peut réaliser de grandes choses si le rêve est étriqué. Il faut donc rêver grand et stimuler les acteurs à créer. Que doit être l’Algérie économique dans 10, 20 ou 50 ans ? Ces prémisses doivent être la préoccupation centrale du gouvernement et du Président.
6. La clarté des prémisses-valeurs est très importante. Les acteurs ont à la fois besoin de rêver, mais aussi besoin d’une direction claire, cohérente, pour s’organiser et fonctionner.
7. Les réalisations étant liées à la fois à la fixation des prémisses et à la mesure des résultats, il faut que l’évaluation des performances soit une constante dans le cheminement vers l’objectif. Nous y reviendrons dans la prochaine note.