Taïeb Hafsi
Professeur émérite, HEC Montréal. De l’importance d’une vision stratégique pour le pays

Présentation des notes
Cette chronique économique et sociale présente une série de notes destinées à clarifier les règles importantes qu’un état intelligent utilise ou respecte pour stimuler un fonctionnement économique et un équilibre social satisfaisant. Ces notes sont élaborées en ayant surtout à l’esprit les besoins des pays dont les économies sont émergentes. Elles sont utiles notamment pour l’Algérie et les pays du front méditerranéen de l’Afrique. Elles peuvent aussi être utiles pour l’ensemble des pays africains et des pays du tiers-monde.
L’auteur est professeur émérite en stratégie des organisations à HEC Montréal et membre de la Société royale du Canada. Il a une longue expérience en enseignement et recherche sur les sujets de management appliqué aux organisations complexes, en particulier les états, les organisations diversifiées et les organisations internationales. Ses travaux sur ces sujets ont été diffusés dans plus de 40 livres et 150 articles de revues internationales.
De l’importance d’une vision stratégique pour le pays
Les dirigeants algériens, à l’exception peut-être du Président Houari Boumediene, ont toujours eu beaucoup de mal à énoncer une vision mobilisatrice. Je suppose que les luttes qui ont suivi l’indépendance continuent de faire craindre qu’une vision soit un facteur de division trop grand qui affaiblirait le pays. Le problème est que sans vision, vogue la galère ! Ce petit essai suggère pourquoi on ne peut pas s’en passer.
Les chercheurs en planification stratégique ont bien sûr proposé des outils pour faciliter l’émergence et la justification d’une vision. Ils ont surtout expliqué la relation qui existe entre incertitudes environnementales et planification. L’un des chercheurs les plus respectés dans la théorie des systèmes, Russel Ackoff, a suggéré que la planification est une forme de sagesse parce qu’elle permet de réduire le stress et l’agitation qui sont associés à la peur du lendemain en leur substituant un espoir de réalisation. Ceux qui ne planifient pas sont soumis aux aléas de la vie, parfois au désespoir, tandis que ceux qui planifient en fait prennent le contrôle du futur. Voyons pourquoi.
Quand on vit des moments de grande incertitude, comme ceux que connait le monde, la peur s’installe dans les sociétés et le comportement des individus peut devenir irrationnel. On est généralement plus extrême lorsque le futur paraît obscur. On peut par exemple attribuer la politique extrême et incompréhensible de Liz Truss[1], l’éphémère première ministre du Royaume uni, à ce comportement. Ce sont d’ailleurs ces situations de grandes incertitudes qui ont été historiquement les plus favorables aux extrêmes religieux et aux actions des prophètes (les vrais comme les faux). La peur génère un comportement irrationnel, notamment la croyance dans la magie, et les personnes sont alors susceptibles à la manipulation la plus vile. Elles peuvent être poussés par les autres (bien ou mal intentionnés) ou par leurs propres émotions à des actes héroïques ou désespérés.
La seule façon de faire face à l’incertitude en période de turbulence est de se construire un avenir convaincant. C’est cela le rôle de la planification stratégique qui mène à une vision stratégique. Dans les travaux de recherche en la matière, il apparaît clairement que les organisations qui ont une vision ont aussi une performance nettement meilleure. En fait, l’existence d’une vision à elle seule, pourvu qu’elle soit crédible, suffit à amener une performance plus grande.
Les Algériens se sont souvent trouvés en situation de turbulence dangereuse justement parce qu’ils avaient l’impression que le bateau Algérie dérivait sans finalité claire. Ils craignaient le naufrage. L’inquiétude, moteur du doute voire du désespoir et de la contestation, a eu des conséquences graves dans certains pays, affectant le noyau même de l’État et ses institutions de sécurité, comme la police, l’armée et les services de sécurité. Le résultat c’est la fitna, des situations révolutionnaires chaotiques, qui sèment le désordre et entrainent des destructions importantes. Une vision stratégique devrait donc être une priorité de tout gouvernement raisonnable.
Que devrait comprendre une telle vision ? Ce devrait être une argumentation, basée sur une analyse de qualité, pour justifier une destination claire. Par exemple, si on focalisait sur l’économie, le sujet le plus important et qui évite ceux qui fâchent, on pourrait justifier et dire que « l’Algérie veut devenir une société équitable et développée au plan économique, avec un PIB d’au moins 20,000 dollars en 2035 et une répartition des richesses parmi les 10 plus équitables dans le monde. Pour cela, elle doit maintenir un taux de croissance économique de 7% pour les 15 prochaines années. Pour maintenir un tel taux, elle entend faire un partenariat historique entre les capacités du secteur public et le dynamisme du secteur privé ». Bien sûr la vision pourrait être bien plus élaborée, mais cela demande des travaux substantiels et la possibilité de débat. En fait, par chance, des citoyens concernés ont déjà commencé le travail. Il faudra cependant les motiver à collaborer pour une meilleure construction.
J’ai regardé de près le travail considérable qui a été fait sur le plan économique par plusieurs personnes, groupes ou thinktank comme NABNI ou le Professeur Mebtoul et je suis réellement impressionné. Ce travail bénévole fait par des citoyens préoccupés par le devenir du pays est d’une qualité que ne peuvent égaler même les sociétés de conseil les plus avancées. Certes, ils peuvent encore être améliorés, mais c’est déjà une bonne base pour l’énoncé d’une mission. Il y en a d’autres bien sûr, mais ceux-là au moins sont concrets et ils pourraient inspirer rapidement une vision, même partielle, de l’Algérie à 2040 ou 2050. Je recommande à tous les intellectuels et citoyens concernés de jeter un coup d’œil aux rapports et tentatives d’expression de grands objectifs économiques, et d’inciter les conseillers des ministères économiques à se les approprier
Le Premier ministre peut être considéré comme le responsable de l’économie. Il pourrait contribuer au développement de la vision Algérie 2040 ou 2050. Le Président de la République pourrait lui donner un rôle de préparation à une vision, qui deviendrait la direction, l’outil pour lancer l’Algérie sur une trajectoire vertueuse. Cela permettrait justement de protéger le pays des effets d’aventures désordonnées et accroitrait sa résilience et son dynamisme face aux actions des autres nations. Ce que font les autres nations est inévitablement perturbateur parce que chaque nation n’est préoccupée que par ses propres intérêts. Une vision surtout économique mobiliserait le pays, rassurerait les jeunes en décrivant le futur et les soustrairait aux tentations de la violence contre eux-mêmes (maladies mentales, suicides et harragas) ou contre les autres (délinquance, terrorisme, et autres).
[1] Mme Truss a été Première ministre du Royaume-Uni du 6 septembre au 25 octobre 2022. Son échec est attribué à une remise en cause irrationnelle des règles économiques les plus fondamentales. « Essayons l’impossible » semblait la philosophie qui l’a inspirée.