Taïeb Hafsi
Professeur émérite, HEC Montréal. Histoire des plus grands premiers ministres chinois

Présentation des notes
Cette chronique économique et sociale présente une série de notes destinées à clarifier les règles importantes qu’un état intelligent utilise ou respecte pour stimuler un fonctionnement économique et un équilibre social satisfaisant. Ces notes sont élaborées en ayant surtout à l’esprit les besoins des pays dont les économies sont émergentes. Elles sont utiles notamment pour l’Algérie et les pays du front méditerranéen de l’Afrique. Elles peuvent aussi être utiles pour l’ensemble des pays africains et des pays du tiers-monde.
L’auteur est professeur émérite en stratégie des organisations à HEC Montréal et membre de la Société royale du Canada. Il a une longue expérience en enseignement et recherche sur les sujets de management appliqué aux organisations complexes, en particulier les états, les organisations diversifiées et les organisations internationales. Ses travaux sur ces sujets ont été diffusés dans plus de 40 livres et 150 articles de revues internationales.
Histoire des plus grands premiers ministres chinois
Les problèmes de l’économie en Algérie sont clairs. Toutefois, il est plausible que les problèmes avec lesquels les plus hautes autorités doivent composer sont plutôt de nature politique. Il ne s’agit pas bien sûr de la petite politique et des jeux de pouvoir simples, mais de politique complexe lorsque les acteurs qui peuvent agir sont divisés. Ces situations ne sont pas seulement de nature politique, mais sont aussi sertis d’effets économiques, sociaux, organisationnels et stratégiques. Dans ces cas-là, pour les dirigeants la créativité, la patience, la sagesse, parfois le courage, sont des qualités essentielles. Dans les universités, nous n’enseignons pas ces choses-là et ne savons pas comment les enseigner. La seule méthode qui s’est imposée avec le temps a été la description des expériences des autres. Celle-ci agit comme un outil de stimulation de la réflexion pour le développement de solutions originales capables de rallier des consensus et faire avancer les choses. C’est justement d’une expérience exceptionnelle que je voudrais décrire. Il s’agit de celle de grands premiers ministres chinois, mais en particulier de ceux qui ont construit la démarche chinoise actuelle : Zhou En Lai et Deng Xiao Ping[1]. Il s’agit de premiers ministres, mais en fait je parle de personnages qui ont été surtout des Hommes d’État. Zhou En Lai a été le premier ministre de Mao, le seul pendant toute la période révolutionnaire. Deng Xiao Ping a été le premier ministre de la réforme post-Mao. Dans cette note, je mets simplement la table pour présenter les acteurs. Dans les deux suivantes, je parlerai plus des actions et des contributions de ces personnages.
Les Chinois ont, dans leur histoire, décrit souvent des premiers ministres exceptionnels. Zhou En Lai, lui-même, se référait et se comparait souvent à un autre PM mythique qui a été à l’origine de l’unification de la Chine au 3ème siècle de l’ère moderne. Il s’appelait Zhuge Liang[2]. Aujourd’hui Zhou est considéré par les Chinois comme l’un de leurs meilleurs PM, tout à fait au niveau de Zhuge Liang. L’une des raisons essentielles est qu’il a été capable de faire fonctionner la Chine malgré les excès révolutionnaires de Mao. Voyons un peu son histoire dans cette note et dans la suivante. Son histoire a été décrite récemment dans un livre passionnant et très bien documenté, écrit par Gao Wenqian, son biographe officiel qui a quitté la Chine et milite maintenant pour le respect des droits de l’homme dans son pays.
Zhou était le leader du groupe révolutionnaire qui a donné naissance au PCC (parti communiste chinois). Ce groupe avait été constitué en France dans l’entre-deux-guerres. Il fut élu par le groupe comme secrétaire général du parti et c’est à ce titre là qu’il rentra en Chine pour mener la lutte contre l’occupant japonais et contre les nationalistes du Guomintang. Dans la phase d’organisation de la lutte révolutionnaire, Zhou était un leader incontesté et très aimé de ses camarades. Il fit pourtant quelque chose d’inattendu qui montrait bien son caractère. Il proposa Mao comme leader du mouvement révolutionnaire, considérant qu’il avait la stature et l’énergie nécessaires pour mener à bien une lutte dure et difficile. Mao était perçu comme un bon général mais manquant de finesse et de discernement pour maintenir l’unité du parti. Mais face aux réserves de ses collègues Zhou insista et mit sa crédibilité en jeu, convaincant ainsi tout le groupe. Il considérait que lui-même n’avait pas ces talents de dirigeant fort, nécessaires pendant les périodes troublées. Il devint ainsi le second de Mao. Il eut raison, puisque Mao a mené le PCC vers sa grande victoire sur le Japon et sur les nationalistes, rejetés vers Taïwan. Il fut tout au long de sa vie plus respecté et plus aimé que Mao, probablement à cause de sa grande sagesse et de sa bienveillance. Pendant les 30 ans qui ont suivi, il a été loyal et il a protégé Mao, même lorsque celui-ci fit plus tard des erreurs considérables, comme les lancements du grand bond en avant ou de la révolution culturelle. Les excès qui ont accompagné ces initiatives ont failli emporter la Chine. C’est Zhou qui non seulement a empêché que le désastre soit plus grand, mais a préparé l’après Mao en développant et en protégeant Deng Xiao Ping, le héros de la période post-Mao.
Ce sont les dernières années de Mao qui ont été les plus difficiles. Malade, ce président mythique et adulé, n’était plus capable de diriger le pays. Il était devenu quasi-mystique et focalisait sur les questions de grande stratégie géopolitique, laissant l’économie aller à vau-l’eau. L’économie a été ainsi progressivement vidée de toute vitalité. Concrètement, la famine dominait dans les campagnes, alors que Mao rêvait de révolution internationale. Nous savons aujourd’hui que Mao était devenu le jouet du « gang des quatre », son épouse et trois autres comparses. Ces personnages voulaient le pouvoir et pour cela maintenaient la flamme de la révolution culturelle comme instrument de domination.
Ils visaient notamment tous les dirigeants qui ne pensaient pas comme eux. Ainsi, Deng Xiao Ping, qui était l’adjoint de Zhou, défendait l’idée que l’économie ne pouvait pas marcher avec des slogans. Il a été attaqué par un groupe de jeunes, sous les ordres du gang des 4, qui ont tué son fils et l’ont jeté d’une fenêtre de son appartement. Il a survécu, mais a été gravement blessé et a boité toute sa vie suite à ces évènements. Il a survécu surtout parce que Zhou est intervenu pour le protéger. Mao et son entourage voulaient l’éliminer, le considérant comme « ennemi de classe », mais Zhou a établi un écran autour de lui et a instruit l’armée de le protéger. Zhou partageait les idées économiques de Deng et incitait l’administration, qu’il contrôlait, à suivre ses instructions. Il pensait que la révolution était condamnée sans une économie dynamique. Cette période fut rocambolesque, Zhou passant beaucoup de temps à protéger les responsables ciblés par les jeunes fous de la révolution culturelle. Zhou lui-même fut menacé, mais le bien qu’il avait fait autour de lui au cours des 30 années de pouvoir est revenu le protéger et le servir. Dans la dernière période, tout le bureau politique, y compris les représentants des militaires, le soutenait et l’incitait à destituer Mao. Il a toujours refusé. Il croyait que cela serait institutionnellement catastrophique pour la Chine. Tout de même, il a réussi à préserver un fonctionnement de base de l’économie et travaillait avec Deng à construire le futur. Il est mort quelques semaines avant Mao.
Mao haïssait Zhou. Il le trouvait meilleur que lui et ne supportait pas l’idée de l’avoir là toujours présent à corriger ses erreurs. Il voulait le limoger mais la loyauté de Zhou était sans égale et Mao n’a jamais pu trouver de justification pour le remplacer. Zhou comprenait tout cela et faisait tout pour rassurer Mao, pour lui donner le sentiment qu’il n’était là que pour le servir. Il a été souvent blâmé, pour cela, par ses camarades du PCC. Il argumentait avec eux que l’histoire de la Chine était pleine de dirigeants qui voulaient prendre le pouvoir. Rares étaient ceux qui travaillaient à consolider le pays en réconciliant les multiples intérêts impliqués. Il considérait que le talent de Zhuge Liang, son illustre prédécesseur, était justement de trouver des formules inhabituelles pour que même des gens en opposition puisse construire ensemble. Il n’y a dans ces cas-là que peu de solutions rationnelles au sens économique ou mathématique du terme. Les solutions qui survivent sont des constructions artisanales, imparfaites, des habits d’Harlequin, qui permettent aux hommes de vivre ensemble en paix. Dans la prochaine note, je vais parler un peu plus de l’action économique de Zhou et de ses rapports avec Deng.
[1] Prononcer Jou Enlaï et Dingue Chiaoping
[2] Prononcer Jugo Liane