Chroniques : L’économie concrètement

Taïeb Hafsi
Professeur émérite, HEC Montréal.
Réflexions et clarifications sur l’économie et la société (4ème partie)

Présentation des notes

Cette chronique économique et sociale présente une série de notes destinées à clarifier les règles importantes qu’un état intelligent utilise ou respecte pour stimuler un fonctionnement économique et un équilibre social satisfaisant. Ces notes sont élaborées en ayant surtout à l’esprit les besoins des pays dont les économies sont émergentes. Elles sont utiles notamment pour l’Algérie et les pays du front méditerranéen de l’Afrique. Elles peuvent aussi être utiles pour l’ensemble des pays africains et des pays du tiers-monde.
L’auteur est professeur émérite en stratégie des organisations à HEC Montréal et membre de la Société royale du Canada. Il a une longue expérience en enseignement et recherche sur les sujets de management appliqué aux organisations complexes, en particulier les états, les organisations diversifiées et les organisations internationales. Ses travaux sur ces sujets ont été diffusés dans plus de 40 livres et 150 articles de revues internationales.

La santé économique d’un pays est la seule vraie mesure de son indépendance

Au moment où le Maghreb, en particulier l’Algérie, vit une situation très préoccupante pour sa sécurité et son indépendance politique, il est utile de discuter de l’importance de l’économie comme réponse à cette préoccupation. Nous continuerons à approfondir ces questions en discutant dans la note 5 des questions d’innovation et du rôle schumpétérien de l’État. Cela mettra la table pour aborder ensuite les défis de la gestion d’un système aussi complexe qu’un État. Pour des raisons de simplicité, nous évoquerons surtout le cas de l’Algérie mais ces enseignements s’appliquent, avec les nuances requises, à tous les pays du Maghreb.

D’abord, dépendance et pouvoir sont les deux faces de la même pièce et les deux sont liés aux incertitudes vécues par la nation. Quand on a une incertitude critique, celui qui la contrôle dispose d’un pouvoir sur nous. Nous en sommes dépendants. Ainsi, dans le monde, les groupes terroristes ont parfois du pouvoir sur beaucoup de pays parce qu’ils sont capables de créer des incertitudes pour la sécurité des individus et des entreprises et donc pour l’économie de ces pays.

L’économie mène le monde. Elle est la principale source d’incertitude pour tous les pays. Un exemple va nous aider à mieux illustrer cela. Au cours de la décennie 1830, alors que l’Algérie était envahie par les troupes coloniales françaises, la Chine était soumise à une occupation similaire par les forces occidentales pour la forcer à s’ouvrir économiquement aux puissances occidentales. Ce fut la période des « deux guerres de l’opium ». Cette ouverture forcée pour servir les intérêts occidentaux a été catastrophique, surtout parce qu’elle mettait les acteurs chinois hors-jeu et empêchait un développement économique autonome. Elle a mené à la colonisation japonaise et à une guerre civile effroyable qui ne s’est arrêtée que grâce à la victoire communiste en 1949. Le contrôle de l’économie chinoise par les forces européo-britanniques et américaines a mis le pouvoir politique à genoux.

On peut alors dire que la Chine a été sauvée par le choix d’un mode de développement socialiste, parce qu’au moins et par comparaison ce fut là un modèle économique autochtone autonome. Le contrôle politique de l’économie a permis, pendant quelque temps, d’assurer une certaine indépendance nationale. On peut faire un parallèle et presque dire la même chose de l’Algérie, au lendemain de l’indépendance. Mais, comme en Algérie, le socialisme devenant une religion ou plutôt une idéologie rigide, il a mené à une paralysie économique dont les effets sur la capacité de gestion autonome du pays ont été aussi catastrophiques que ceux de l’occupation occidentale et de la guerre civile. L’affaiblissement de la Chine était dû à l’idéologie interne, mais celle-ci a eu les mêmes effets que le contrôle externe.

Après la mort de Mao, Deng Xiao Ping le nouvel homme fort de l’État chinois a été suffisamment pragmatique pour reconnaître qu’il ne suffit pas de contrôler politiquement l’économie et le pays. Il fallait libérer les énergies économiques nationales pour gagner en autonomie. Pour justifier la nécessité de laisser faire le marché et l’initiative privée et stimuler le développement économique, il a eu cette phrase célèbre : « Qu’importe qu’un chat soit blanc ou noir, pourvu qu’il attrape les souris ! » Cette ouverture à un capitalisme modéré (les dirigeants chinois ont appelé cela un socialisme modéré) a sauvé la Chine une deuxième fois. Une attitude similaire pourrait sauver l’Algérie aussi et la mettre sur une trajectoire vertueuse d’indépendance et de pouvoir.

Ce qui est intéressant dans l’histoire chinoise récente, c’est que l’ouverture économique, que Mao craignait au-dessus de tout comme un reniement identitaire et l’abandon de l’indépendance nationale, a redonné à la Chine plus d’indépendance en réduisant ses incertitudes alimentaires et économiques. Aujourd’hui, le monde entier dépend de cette Chine qui dépendait de tout le monde. Ses pouvoirs sont considérables et grandissants, grâce à l’ouverture au privé (d’abord national puis international) et à la renaissance de l’économie nationale.

Le parallèle avec l’Algérie est pertinent. Les entreprises et les gouvernements européens et américains pressent l’Algérie à l’ouverture, parce qu’ils y voient des potentiels considérables. L’Algérie est perçue par beaucoup comme pouvant devenir « l’Amérique de l’Afrique », si elle ne sombre pas dans le chaos comme le Congo-Kinshasa. Elle sombrerait dans le chaos si ses dirigeants ont peur de l’ouverture. Et paradoxalement, comme pour la Chine, c’est cette ouverture progressive et contrôlée, notamment en favorisant les acteurs nationaux, qui lui permettrait de réduire ses incertitudes économiques et d’accroître son pouvoir dans le monde.

Les enjeux des décisions politiques en Algérie sont surtout liés à l’ouverture qui dynamiserait l’économie. Concrètement, cela veut dire :

  1. Renforcer la capacité du gouvernement à gérer de manière indirecte et décentralisée plutôt que de manière directe et centralisée. Nous reviendrons sur cela dans les notes suivantes.
  2. Ouvrir progressivement, secteur par secteur, le pays à l’investissement national et international. Dans chaque secteur, soutenir en particulier les champions nationaux et en général les entreprises « nationales » (publiques et privées) sur lesquelles l’État a un levier historique, affectif et émotionnel, en plus du levier institutionnel.
  3. Exiger en retour l’ouverture par les pays partenaires de leurs économies aux entreprises nationales, pour l’export et pour l’investissement.
  4. Autoriser, de manière progressive, l’investissement d’entreprises nationales à l’étranger. L’investissement à l’étranger permet à ces entreprises de développer des muscles technologiques et managériaux, nécessaires pour le développement de la position de la nation dans le monde.
  5. Ainsi, Sonatrach, Sonelgaz, Cevital, Naftal, Sider, Hasnaoui, Chiali, Redmed, Tosyali-Algérie, Condor, Embalpro, etc., devraient être encouragées à entreprendre des investissements viables à l’étranger, notamment dans les régions limitrophes, en s’engageant à faire bénéficier le pays non seulement des dividendes de leurs opérations, mais aussi du développement de leur savoir-faire technologique et managérial. Comme pour un prêt, les entreprises pourraient s’engager à rapatrier en 10 ans le double des fonds qu’elles auraient expatriés pour leur établissement international.
  6. Depuis le début du 20ème siècle, les entreprises des pays qui se sont industrialisés ont non seulement rapatrié des volumes de dividendes considérables, mais elles ont assuré une bonne partie de l’innovation, de la prospérité et du pouvoir (donc de l’indépendance) de ces pays dans le monde.

L’économie fait le monde. Aujourd’hui, l’Algérie a la chance d’avoir un répit grâce à ses réserves énergétiques. Cela ne durera pas. Seule l’ouverture économique peut assurer pouvoir géopolitique et prospérité. Comme le prédit la théorie de la complexité, le paradoxe du management d’une économie complexe est que plus on cherche à la contrôler, plus on en perd le contrôle. Plus on la libère et plus on la contrôle. Ceci est dû au fait que plus on libère, plus les acteurs concernés sont motivés à protéger l’espace de liberté qu’ils ont, plus ils vont contribuer au contrôle gouvernemental et par extension à la sécurité du pays. Cet apprentissage du management en situation de complexité est la grande découverte qui a été faite par inadvertance dans les pays occidentaux et qui fait leur prospérité et leur pouvoir actuels.

 

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