Docteur en innovation et prospective, université Nice (France).Maîtriser son futur pour les entreprises (1ère partie)
L'histoire du vieux distributeur sert de métaphore pour les entreprises qui n’ont pas su s’adapter aux changements, tandis que d’autres ont prospéré en saisissant les opportunités offertes par la modernisation et la globalisation.

Durant mon enfance durant les années soixante, j’ai toujours admiré un vieux distributeur de produits sanitaires de nettoyage domestique (eau de Javel, désodorisant Sanibon, etc.). Chaque jour, il livrait ses produits, soigneusement conditionnés dans des bouteilles en verre, rangées dans des caisses en bois. Il arrivait chez son client sélectionné à bord de son vieux camion Renault des années 1950, un véhicule rare et que peu de familles commerçantes possédaient.
Sa place de stationnement était toujours réservée, car il était attendu. Son arrivée était un rituel qui se déroulait sous les regards admiratifs des adultes et des enfants, dont je faisais partie. À cette époque, il faut dire qu’il y avait peu de voitures. Il descendait de son camion, tout sourire, interpellant son client à haute voix pour que chacun puisse apprécier la profondeur de la relation qu’ils avaient tissée au fil des années, une relation à la fois commerciale et amicale, renforcée par leurs rencontres hebdomadaires.
Les accolades chaleureuses qu’ils échangeaient symbolisaient cette relation forte. L’intensité de ces étreintes et le ton élevé de leurs voix reflétaient l’ancienneté de leur lien ainsi que l’importance des affaires qu’ils partageaient. La livraison ne pouvait commencer sans échanger les nouvelles de la semaine et discuter des événements du village, qui serviraient ensuite à alimenter les conversations avec les autres clients qu’il visiterait, conformément à son agenda.
Pendant ces discussions, son second, qui l’accompagnait toujours, préparait le déchargement de la commande. Avant de décharger les marchandises, il vérifiait toujours la qualité et la quantité des emballages vides, car à cette époque, l’emballage coûtait plus cher que le contenu.
C’est alors que le vieux distributeur intervenait, sortant de sa serviette son carnet pour vérifier les comptes et inscrire la nouvelle commande. Lorsqu’il expliquait quelque chose au client, il plaçait son crayon sur son oreille et faisait des gestes avec son carnet, soulignant que ce travail exigeait non seulement des moyens matériels, mais aussi un certain niveau d’éducation.

Ainsi, la vente se faisait en ajoutant une consigne pour l’emballage au prix du produit, ou en échange d’un emballage vide. Il travaillait du matin au soir avec son vieux camion, toujours accompagné de son second, qui était généralement un membre de sa famille.
Tout commençait tôt le matin au dépôt, où lui et son employé chargeaient les caisses de produits avant de partir en tournée pour livrer les clients dans les différents villages. Chaque village avait un jour spécifique de la semaine qui lui était réservé. En fin de journée, après avoir terminé les livraisons, ils se réapprovisionnaient à l’usine avant de rentrer au dépôt. C’était le rituel quasi quotidien de ce vieux distributeur.
Traditionnellement, l’employé qui l’accompagnait était destiné à le remplacer une fois que l’âge ou la fatigue auraient raison de lui. Il apprenait le métier jour après jour : compter la marchandise, vérifier les livraisons et les emballages, les inscrire dans le fameux carnet qui contenait tous les secrets du métier. Il devait également apprendre à créer des relations étroites avec les clients, selon l’importance des affaires et la position de chacun dans le village.
Mais, hélas, cette transition n’a jamais eu lieu. Non pas que l’employé ait quitté son poste ou qu’il soit décédé, mais pour une autre raison. Une raison que le vieux distributeur n’avait pas anticipée, malgré les signaux qu’il percevait, mais auxquels il n’avait pas prêté attention.
Lorsqu’il lisait, dans les rares journaux qui arrivaient à la localité (toujours avec quelques semaines de retard), ainsi que dans les nouvelles apportées par les émigrés du village, l’annonce de l’arrivée d’une innovation concernant les emballages en plastique, il n’y avait pas cru. Cette innovation menaçait directement son activité de distribution de produits d’entretien en bouteilles de verre. Ne croyant pas à l’arrivée imminente de cette innovation dans sa région, il n’a pas su préparer la transformation nécessaire de son entreprise.
Il n’a pas compris à temps les mutations de son contexte. L’accès à l’éducation s’était généralisé, et de plus en plus de diplômés sortaient des écoles chaque année, constituant une concurrence potentielle pour son activité. Il n’a pas non plus anticipé le déploiement des grandes surfaces de distribution publiques qui s’implantaient dans tout le pays, ni l’émergence des grandes entreprises d’État dans le secteur des produits d’entretien, avec leurs capacités de production massives, qui risquaient d’étouffer la petite usine où il s’approvisionnait.
Ainsi, le vieux distributeur n’a pas su anticiper l’arrivée des produits sanitaires conditionnés dans des bouteilles en plastique, elles-mêmes emballées dans des cartons ou des fardeaux en plastique. Cette évolution a bouleversé l’usage du verre, permettant d’augmenter la capacité de distribution et de stockage avec les mêmes moyens utilisés par notre vieux livreur. Ce nouveau mode de conditionnement a également permis de réduire les prix de vente, grâce à des coûts de production et de distribution plus faibles.
Les distributeurs et les consommateurs ont progressivement adopté ce nouveau mode de conditionnement, réduisant peu à peu l’activité de notre vieux distributeur, qui devenait de moins en moins sollicité. Avec le temps, je le voyais de moins en moins, et ses passages devenaient de plus en plus espacés. Finalement, il a été exclu de la chaîne de distribution de ces produits, jusqu’au jour où j’ai appris, avec beaucoup de regrets, que notre vieux distributeur avait définitivement cessé son activité.
De nombreux exemples similaires au parcours de notre vieux distributeur de produits sanitaires de nettoyage méritent d’être évoqués. Par exemple, des mandataires autrefois renommés dans la vente de produits agricoles, qui exportaient durant la période coloniale et postcoloniale, ont disparu peu après l’indépendance de l’Algérie. D’autres commerces et industries de l’époque post-indépendance, qui avaient connu des moments de gloire, ont subi le même sort, disparaissant de la scène économique. À l’inverse, certaines réussites peuvent être citées, où des TPE ont grandi pour devenir des multinationales.
Ces exemples sont intrigants, surtout lorsqu’on s’efforce de réfléchir aux causes des échecs et des réussites des entreprises. En approfondissant la compréhension des processus et des phénomènes de gestion, une conclusion émerge : le secret de ces échecs ou de ces réussites est bien plus complexe et multiforme que ce que l’on pourrait déduire du parcours de notre vieux distributeur.
En effet, les contextes ont évolué et se sont complexifiés. Les acteurs qui influencent ces contextes interagissent en permanence, et ce, à une échelle géographique beaucoup plus vaste. Cette agitation se déroule dans des délais beaucoup plus courts qu’à l’époque de notre vieux distributeur. À cette époque, le champ d’influence des acteurs sur leur marché se limitait à leur région, à leurs sources d’approvisionnement, à leurs concurrents directs et à leurs clients. Les délais de diffusion des innovations étaient longs, voire très longs. À l’époque, l’on cherchait à comprendre le contexte présent pour y réagir.
Une concurrence multiforme

Aujourd’hui, la mondialisation fait qu’aucun espace géographique n’échappe à l’influence des acteurs globaux. La concurrence est devenue multiforme, les délais d’innovation se sont allongés, mais leur diffusion est plus rapide. L’information, autrefois perçue comme un obstacle en raison de sa rareté, est désormais abondante, mais de plus en plus difficile à déchiffrer. Cela a engendré des niveaux d’incertitude croissants, rendant plus complexes la compréhension et l’anticipation des mutations des contextes et des stratégies des acteurs.
Le présent n’est plus une contrainte, comme à l’époque de notre vieux distributeur. Désormais, c’est l’avenir, avec ses environnements incertains, qui est au cœur des préoccupations. Pour une PME moderne, le présent est déjà inscrit dans une tendance ; il fait partie de ce qui est déjà connu et appartient, en quelque sorte, déjà au passé.
C’est ainsi que s’inscrit cette démarche de compréhension et d’explication des secrets des échecs et des réussites des entreprises et des organisations. Ce récit est très évocateur et reflète une réflexion profonde sur l’évolution des contextes économiques et des entreprises. Il illustre bien la transition entre une époque où les activités commerciales étaient locales et relativement simples, et la réalité actuelle, marquée par la mondialisation, la rapidité des innovations et la complexité croissante des interactions économiques.
L’histoire du vieux distributeur sert de métaphore pour les entreprises qui n’ont pas su s’adapter aux changements, tandis que d’autres ont prospéré en saisissant les opportunités offertes par la modernisation et la globalisation. Cette démarche de compréhension et d’explication des succès et des échecs des entreprises s’inscrit dans la nécessité d’une véritable anticipation. Le vieux distributeur devient une métaphore des entreprises modernes, appelées à tirer des leçons du passé tout en restant agiles face aux défis du futur. Le futur s’anticipe, et plus précisément, le futur désiré ; c’est pourquoi l’anticipation est la clé pour éclairer l’action dans ces futurs incertains et atteindre celui souhaité.
Dans ces entreprises ou organisations cherchant à maîtriser leur avenir, des individus interagissent dans les différents contextes de l’entreprise, chacun selon la vision du futur qu’il souhaite pour assurer sa propre prospérité ou existence. Les interactions de ces acteurs influencent l’entreprise ou l’organisation en fonction du contexte dans lequel chacun se trouve. Ces interactions sont tout à fait naturelles ; l’être humain a toujours cherché à maîtriser son avenir, bien que les méthodes et les moyens varient selon les cultures et les pratiques. En effet, l’humain a toujours eu une préoccupation fondamentale : « maîtriser son avenir et assurer sa survie ». Cette quête de contrôle du futur est une constante à travers les âges et les cultures, même si les moyens pour y parvenir ont considérablement évolué.
Il est important de s’écarter un peu de l’objectif de ce papier pour mieux comprendre comment anticiper son futur. Dans certaines cultures, les pratiques divinatoires ou spirituelles jouaient un rôle important. Par exemple :
- Les Grecs de l’Antiquité consultaient les oracles, les Chinois utilisaient l’I Ching, et dans certaines sociétés africaines ou amérindiennes, les chamanes jouaient un rôle essentiel dans la prédiction des événements futurs. Ces pratiques reposaient souvent sur des croyances en des forces supérieures, des esprits ou des dieux, perçus comme capables d’influencer le cours des choses.
- Dans d’autres sociétés, la maîtrise de l’avenir s’est davantage appuyée sur le développement de la science, de la technologie et de la planification. Par exemple, la révolution industrielle et les progrès scientifiques des XIXe et XXe siècles ont permis aux humains de mieux prévoir et contrôler les phénomènes naturels et économiques, réduisant ainsi l’incertitude liée à l’avenir. La planification stratégique, la prévision économique et des disciplines comme la prospective se sont développées pour mieux anticiper les tendances futures.
Aujourd’hui, avec l’essor des nouvelles technologies telles que l’intelligence artificielle, la modélisation mathématique et l’analyse des données massives (Big Data), les humains disposent d’outils encore plus sophistiqués pour tenter de maîtriser l’avenir. Toutefois, même avec ces avancées, l’incertitude reste une composante essentielle de l’existence humaine. Des facteurs comme le hasard, l’évolution climatique, les crises économiques ou les pandémies peuvent rendre toute tentative de contrôle imparfaite. La quête humaine de maîtrise du futur oscille entre une volonté de prédiction et de contrôle, et la reconnaissance que l’incertitude et l’imprévu font partie intégrante de la condition humaine. Celle-ci évolue en fonction des avancées de la connaissance et de la science, dans l’espoir de maîtriser la nature.
Cela révèle une dualité fondamentale entre la volonté de contrôle et la reconnaissance des limites de ce contrôle, tant à l’échelle individuelle qu’organisationnelle. Cette quête de maîtrise, comme souligné, est un élément intrinsèque de l’histoire humaine, évoluant des pratiques spirituelles ou divinatoires vers des approches scientifiques et technologiques plus modernes. Qui constitue une dualité, qui se manifeste d’une part par la volonté de repousser les limites de la maîtrise de la nature et des actions humaines sur celle-ci, et d’autre part par l’adaptation nécessaire face aux incertitudes que les phénomènes naturels engendrent, souvent compensées par des pratiques spirituelles ou divinatoires.
Des outils encore plus sophistiqués pour tenter de maîtriser l’avenir
Il s’agit là d’une réflexion profonde et pertinente pour comprendre les comportements humains face à l’incertitude qui découle des aspects non maîtrisés de la nature. Cela mérite un travail dédié, ce qui nous ramène à l’objectif de cet article et laissé cette réflexion à d’autre travaux.
En somme cette réflexion met en lumière la quête humaine, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, de maîtriser l’avenir. Ce besoin est présent non seulement chez les individus mais également au sein des organisations, qui cherchent à anticiper et contrôler leur environnement pour mieux se positionner dans un futur incertain. La maîtrise du futur, dans un contexte d’incertitude croissante, demande aux organisations de repenser leur manière d’interagir avec leur environnement.

Comme l’a dit Louis Pasteur, « Le hasard ne favorise que les esprits préparés », ce qui souligne l’importance d’être prêt à saisir les opportunités et à affronter les défis de l’avenir. Quant à Maurice Blondel, il nous rappelle que « l’avenir ne peut être prédit, mais il peut être préparé », ce qui est essentiel pour les entreprises de toutes tailles, grandes ou petites. Face à l’incertitude de l’avenir, les individus ou les organisations adoptent différentes approches et attitudes : passive, réactive, préactive et proactive. Ces attitudes représentent les diverses façons dont les entreprises, grandes ou petites, peuvent interagir avec leur environnement pour maîtriser leur futur :
- L’attitude passive est celle des entreprises qui se contentent de réagir aux événements une fois qu’ils se sont produits, sans chercher à influencer ou à prévoir l’avenir. Ces entreprises risquent de se retrouver submergées par les changements.
- L’attitude réactive, similaire à celle du pompier, est adoptée par les entreprises qui attendent que les crises ou les changements surviennent pour y répondre. Bien que plus dynamique que l’attitude passive, cette approche ne permet pas de se préparer pleinement aux perturbations futures.
- L’attitude préactive est plus stratégique : ces entreprises anticipent les évolutions possibles et se préparent à y faire face. Elles cherchent à minimiser les impacts des crises en adoptant des mesures préventives. Par exemple, une PME peut s’assurer contre des risques connus, comme les fluctuations du marché ou les catastrophes naturelles.
- L’attitude proactive est celle des entreprises qui cherchent à prendre le contrôle de leur avenir. Elles ne se contentent pas d’anticiper les changements, mais cherchent à les provoquer, à influencer activement le cours des événements. Cette approche ambitieuse nécessite des compétences solides en gestion du changement, de l’innovation et de la prospective stratégique.
Dans ce sens, l’adoption d’une attitude proactive, même partielle, peut constituer un avantage stratégique significatif, permettant aux entreprises d’évoluer avec les changements plutôt que de les subir.
Dans le contexte des grandes entreprises, les ressources et compétences internes ou acquises leur permettent de mieux anticiper les changements. Ces entreprises peuvent déployer des stratégies sophistiquées de projection des futurs possibles, analyser les données massives et utiliser l’intelligence artificielle pour réduire les incertitudes. Elles sont en mesure d’adopter des outils comme la prospective stratégique ou des techniques avancées de gestion des risques pour naviguer dans un monde en perpétuelle évolution.
Cependant, pour les petites et moyennes entreprises (PME), la situation est plus complexe. Elles disposent souvent de ressources limitées, que ce soit en termes de capital humain, technologique ou financier, pour se doter des mêmes outils de maîtrise du futur que les grandes organisations. Cette limitation rend la gestion de l’incertitude encore plus périlleuse pour les PME, qui doivent néanmoins faire face aux mêmes facteurs de risque : changements économiques, évolutions technologiques, crises globales, etc.
Avec leurs ressources plus limitées, les PME sont souvent moins capables de se doter des outils et compétences nécessaires pour adopter une approche proactive complète. Pourtant, cela ne signifie pas qu’elles sont condamnées à une attitude passive ou réactive. Plusieurs stratégies peuvent leur permettre d’adopter une posture plus préactive, voire proactive, notamment :
- Veille stratégique : Même si les PME n’ont pas accès aux mêmes technologies que les grandes entreprises, elles peuvent mettre en place une veille stratégique pour anticiper les tendances du marché, les évolutions technologiques ou les changements réglementaires. En s’informant en amont, elles peuvent mieux se préparer aux évolutions à venir.
- Innovation frugale : Les PME peuvent innover de manière plus agile en testant rapidement de nouveaux produits, services ou processus sans avoir besoin d’investir massivement comme les grandes entreprises. Cette approche leur permet de réagir rapidement aux changements du marché.
- Collaborations et partenariats : Les partenariats stratégiques sont essentiels pour les PME. En collaborant avec d’autres entreprises, universités ou centres de recherche, elles peuvent accéder à des compétences qu’elles ne pourraient pas développer en interne.
- Développement de la culture organisationnelle : Une PME peut également cultiver une attitude proactive chez ses employés en favorisant l’esprit d’initiative et l’innovation. Cette transformation culturelle peut rendre l’organisation plus dynamique et plus capable de s’adapter rapidement aux changements.
En somme, bien que les PME n’aient pas les mêmes moyens que les grandes entreprises, elles peuvent adopter des pratiques qui leur permettent de mieux gérer l’incertitude et d’assurer leur avenir. La maîtrise du futur, bien que complexe, repose avant tout sur la capacité à anticiper, à s’adapter et à se préparer aux défis imprévus tout en saisissant les opportunités émergentes.
Amar Boukheddami, Docteur en innovation et prospective.
Le développement d un pays doit passé obligatoirement par l innovation de tt genres a defaut un