Taïeb Hafsi
Professeur émérite, HEC Montréal. Les rapports avec les entreprises clés du pays

Présentation des notes
Cette chronique économique et sociale présente une série de notes destinées à clarifier les règles importantes qu’un état intelligent utilise ou respecte pour stimuler un fonctionnement économique et un équilibre social satisfaisant. Ces notes sont élaborées en ayant surtout à l’esprit les besoins des pays dont les économies sont émergentes. Elles sont utiles notamment pour l’Algérie et les pays du front méditerranéen de l’Afrique. Elles peuvent aussi être utiles pour l’ensemble des pays africains et des pays du tiers-monde.
L’auteur est professeur émérite en stratégie des organisations à HEC Montréal et membre de la Société royale du Canada. Il a une longue expérience en enseignement et recherche sur les sujets de management appliqué aux organisations complexes, en particulier les états, les organisations diversifiées et les organisations internationales. Ses travaux sur ces sujets ont été diffusés dans plus de 40 livres et 150 articles de revues internationales.
Les rapports avec les entreprises clés du pays
Cette note est orientée délibérément vers des actions concrètes concernant les entreprises les plus en vue en Algérie, celles qui pourraient être conçues comme des champions nationaux, avec lesquels l’État pourrait avoir des relations contractuelles exemplaires. Je prends comme exemple Cevital et Sonatrach. Avec de jeunes collègues, nous avons eu la possibilité d’étudier les deux entreprises (et bien d’autres) dans le détail au cours des 20 dernières années. Je sais que ces entreprises ont eu des rapports perturbés avec l’État. Mais elles constituent des exemples révélateurs des efforts à faire pour dynamiser l’économie du pays.
D’abord l’entreprise privée Cévital. C’est une entreprise dont les capacités sont très importantes. Elle a accumulé un savoir-faire industriel non négligeable qui, avec l’aide de l’État, peut rendre de grands services à la nation. Elle est souvent apparue comme excessive et par certains aspects prétentieuse et perturbatrice pour le centralisme ambiant. Quand on regarde de près, Issad Rebrab a toujours été très respectueux de l’État et de ses obligations en matière d’impôt et de développement local. Si on regarde les chiffres, jusqu’à très récemment, sur 100 DA de profits générés par l’entreprise, 60% étaient payés sous forme de taxe et d’impôt, 39% étaient réinvestis et 1% distribués aux actionnaires. La philosophie d’Issad Rebrab était de construire des activités qui soient compétitives, même s’il devait faire face aux entreprises internationales les meilleures. Actuellement, si on prend en compte les choix stratégiques qui ont été fait, ainsi que les avantages-coût que permet une main d’œuvre moins chère et de qualité et que donne l’accès à une énergie disponible au prix local, on peut alors comprendre que Cévital soit devenu compétitive internationalement dans le sucre, les corps gras, le verre, les produits blancs (réfrigérateurs, machines à laver, etc.) et les portes & fenêtres. Si l’entreprise n’avait pas été freinée par des barrières importantes à l’entrée de l’Union Européenne (taxes et politiques restrictives), elle aurait été en mesure de jouer un rôle important sur le marché européen dans tous ces domaines, sauf le verre (pour le verre, il faut réaliser de nouvelles unités pour atteindre une taille critique pour la compétition à l’international).
C’est ce désir d’être compétitif qui explique les demandes ambitieuses qu’Issad Rebrab a exprimées et qui paraissaient démesurées aux départements ministériels et à l’État. Si l’État adopte l’attitude que c’est un acteur national et qu’il faut l’aider dans sa quête de compétitivité, comme le font tous les gouvernements des pays occidentaux, alors tout change. On peut facilement en faire un partenaire et l’accompagner pour renforcer la compétitivité du pays dans son ensemble. Cevital paierait plus d’impôts, rapatrierait plus de dividendes et pourrait être un des modèles de la stratégie nationale de l’Algérie. Il rendrait crédible l’idée que l’Algérie peut économiquement être un acteur majeur dans ses rapports avec l’Europe, un peu comme l’est devenu la Turquie. Cela renforcerait la position géopolitique du pays et ultimement sa sécurité. Tout le climat économique serait transformé.
Pour avoir regardé de près les projets récents de Cévital, nous pouvons affirmer que cette entreprise pourrait effectivement devenir compétitive à l’échelle internationale dans les produits évoqués, comme les produits blancs, les portes-fenêtres et bien entendu l’agro-alimentaire de base. Pour le reste, il y a beaucoup de travail à faire pour y arriver. Mais, avec l’aide de l’État, tout est possible. Plusieurs entreprises privées sont dans la même situation que Cevital. Ma grande recommandation serait de signer un contrat de performance avec ces entreprises, qui leur permettrait non seulement de se développer mais aussi de s’engager dans des actions de développement local mandatées par l’État. Au lieu de résistances destructrices on mettrait en place un système de coopération qui stimulerait l’économie et faciliterait le rayonnement international du pays. Le bénéfice à court terme d’une telle attitude est que les entreprises comme Cévital seraient alors rapidement mobilisées pour réaliser des projets structurants dans les communautés sinistrées, appelés « zones d’ombre » par le Président, comme Ouargla ou Saïda ou Bechar. C’est ce qui est actuellement fait par le gouvernement chinois pour éradiquer la pauvreté. C’est un modèle remarquable que j’évoquerais dans une autre note.
Ce que je décris pour Cévital me paraît valable, bien qu’à une échelle plus petite, pour beaucoup d’autres groupes et en général pour le secteur privé. Il y a une multitude de petites et moyennes entreprises qui ont des ambitions internationales, qui veulent aller à la conquête du monde. Elles ont besoin de modèles et d’encouragement pour croire en leurs capacités à conquérir des marchés internationaux. C’est le rôle de l’État d’identifier ces modèles et d’encourager l’émulation.
Sonatrach maintenant. Ce fut et peut être reste le fleuron de l’économie algérienne. Sonatrach a conquis le marché de l’énergie algérien. Elle a développé le savoir-faire nécessaire pour les opérations les plus complexes. Ceci était particulièrement vrai lorsque les cadres de Sonatrach pensaient qu’ils travaillaient à construire leur pays. Au cours des quinze dernières années du régime Bouteflika, un processus d’affaiblissement était en place. Il avait trois composantes : (1) l’État voulait contrôler Sonatrach comme si c’était une administration; (2) la compétition pour les talents était furieuse et notamment les dirigeants des sociétés énergétiques arabes n’hésitaient pas à payer les cadres algériens, dont les expériences sont riches et les qualités réelles, à des prix internationaux; (3) les forces politiques en Algérie se disputaient le contrôle de la ressource énergétique et Sonatrach était au cœur de la bataille.
Le contrôle de Sonatrach, comme une administration, génère des comportements administratifs. Les personnes appliquent les règles et attendent les instructions. Dans un secteur qui se transforme à la vitesse de la lumière, c’est désastreux. Aucun président de l’entreprise, aucun cadre supérieur soumis à la bureaucratie et à l’application rigide de règle ne se sent en sécurité. Ne pensant qu’à se protéger, les dirigeants ne gèrent plus l’entreprise comme ils le devraient. De ce fait, la plus belle des entreprises du pays devient de plus en plus dépendante de l’assistance étrangère pour les opérations critiques. Les Algériens en payent alors un prix très élevé et vivent dans une dépendance énergétique et managériale croissante. Les grands talents que Sonatrach a formés sont de classe mondiale. Ils font le bonheur des entreprises au Moyen-Orient et sur les places commerciales internationales. À choisir entre une situation précaire, voire dangereuse, dans l’entreprise Sonatrach, et le respect, la qualité de la vie et la carrière qu’offre l’international, leur choix est facile, ce qui peut laisser Sonatrach avec moins de cadres capables de gérer la ressource la plus critique du pays. Finalement, la lutte politique détruit progressivement la poule aux œufs d’or. Les initiés du domaine de l’énergie connaissent cela parfaitement, mieux que quiconque.
Dans l’étude que nous avons faite pour Sonatrach il y a quelques années, nous argumentions et démontrions que Sonatrach pourrait générer des ressources encore plus importantes que les champs de pétrole du Sahara.
Il faudrait pour cela la libérer pour qu’elle puisse jouer à l’international son rôle de douzième entreprise mondiale dans le domaine. Investir à l’étranger, se positionner dans les nouvelles découvertes, les nouvelles technologies, devenir un acteur majeur dans les transactions commerciales internationales, tout cela est non seulement possible, c’est déjà à la portée des cadres que Sonatrach pourrait remobiliser partout à travers le monde.
Nous voyons ainsi les possibilités du développement national avec l’exemple de ces deux entreprises, l’une privée et l’autre publique, qui sont des joyaux pour l’économie du pays. Ces entreprises et bien d’autres peuvent être des moteurs pour l’ensemble de l’économie. Si on essaie de contrôler leur comportement, on les paralyse et on affaiblit leur capacité à construire et à être compétitif. Il vaut mieux les laisser faire et les juger sur leurs résultats au regard des engagements pris. Ces engagements pourraient faire l’objet de contrats glissants, trisannuels et confirmés chaque année. À l’inverse, tenter de les contrôler de manière bureaucratique non seulement ferait beaucoup de mal à ces entreprises, cela affaiblirait encore plus les capacités économiques du pays et accroîtrait sa dépendance. Comme les dirigeants du pays le savent maintenant, affaiblir les entreprises du pays peut être considéré comme un acte de sabotage de l’économie nationale.
Le Premier Ministre est aussi, selon le Président de la République, le premier responsable de l’économie. Guidé par la sagesse qui doit venir de la Présidence de la République, c’est donc sur sa table que ces questions devraient se résoudre.
Même s’il ne peut pas avoir les mains entièrement libres, ce qui est aussi normal, il doit être le champion du bon sens économique. Il y a dans le pays et à travers le monde beaucoup de ressources algériennes, en matière d’expertise économique, qui pourraient être mobilisées pour permettre à l’Algérie de jouer son rôle historique et de prendre sa place dans l’échiquier économique international.
Tout ce qui est évoqué dans ce texte est valable pour tous les pays du Maghreb.