Taïeb Hafsi
Professeur émérite, HEC Montréal.Le rôle schumpétérien de l’État

Présentation des notes
Cette chronique économique et sociale présente une série de notes destinées à clarifier les règles importantes qu’un état intelligent utilise ou respecte pour stimuler un fonctionnement économique et un équilibre social satisfaisant. Ces notes sont élaborées en ayant surtout à l’esprit les besoins des pays dont les économies sont émergentes. Elles sont utiles notamment pour l’Algérie et les pays du front méditerranéen de l’Afrique. Elles peuvent aussi être utiles pour l’ensemble des pays africains et des pays du tiers-monde.
L’auteur est professeur émérite en stratégie des organisations à HEC Montréal et membre de la Société royale du Canada. Il a une longue expérience en enseignement et recherche sur les sujets de management appliqué aux organisations complexes, en particulier les états, les organisations diversifiées et les organisations internationales. Ses travaux sur ces sujets ont été diffusés dans plus de 40 livres et 150 articles de revues internationales.
Le rôle schumpétérien de l’État.
J.A. Schumpeter est un économiste américain qui s’est beaucoup intéressé au développement économique national. Dans un de ses fameux livres, Socialisme, capitalisme et démocratie, il a affirmé que « l’entrepreneur et sa créativité » assurait la supériorité du capitalisme. Il a notamment été le premier à dire que le travail de l’entrepreneur générait « des créations destructrices », puisque ces créations menaient fatalement à la disparition de ce qui n’était plus adapté. Par exemple, la création de l’éclairage électrique par Edison a détruit l’éclairage au gaz, l’internet a (presque) détruit le courrier postal, etc. Ce faisant, Schumpeter a mis en évidence un principe crucial en matière de développement économique : l’innovation permet le renouvellement du système et son adaptation aux changements de l’environnement.
L’innovation est donc un élément essentiel du développement économique national. Dans son rôle Keynésien, l’État veille sur la santé à court terme de l’économie. Dans son rôle Schumpétérien, il veille sur la santé à long terme de l’économie. En s’assurant que la nation innove, il la protège contre les risques d’ajustements radicaux (comme ce qui s’est passé en Algérie à la fin des années 1980) porteurs de problèmes sociaux et politiques.
L’État ne peut pas vraiment innover lui-même. Les états qui ont essayé de centraliser l’innovation ont généralement échoué. L’État peut cependant créer les conditions pour que les acteurs principaux, notamment les individus, les entreprises et les universités, innovent de manière régulière, en poursuivant leurs intérêts. Ces acteurs n’innovent pas de manière naturelle. Ils auraient plutôt tendance à ne pas innover. Ils innovent seulement lorsqu’ils sont obligés de le faire ou lorsqu’ils y gagnent.
Si on prend une entreprise par exemple, innover suppose consacrer du temps, de l’argent, des énergies substantielles, pour lesquels on a généralement un meilleur usage à court terme. L’innovation est certes un espoir de domination ou de prospérité pour demain. Mais le futur est incertain et cette incertitude est un élément de blocage. On ne consacre généralement pas de ressources à ce qui est incertain. Pour que l’innovation se produise de manière prévisible et systématique, il faut donc aider les acteurs (notamment les entreprises et leurs employés) à dépasser cette première barrière d’incertitude. L’État utilise pour cela des outils fiscaux et financiers.
Au Canada, dans certains secteurs d’activité, les gouvernements couvrent l’essentiel des dépenses de recherche et développement des PME et permettent des déductions fiscales généreuses pour les grandes entreprises. En parallèle, les meilleurs universitaires sont encouragés, par le biais de financement de chaires ou de centres de recherche, à se consacrer à certains travaux jugés prioritaires. Grâce à ce genre d’intervention, beaucoup de pays se sont remarquablement positionnés dans la concurrence pour l’innovation. Ainsi, les États-Unis, qui utilisent notamment la recherche spatiale et de défense pour renforcer leurs entreprises, et le Canada figurent régulièrement au sommet des classements en la matière. Leurs systèmes universitaires et leurs entreprises ont généralement une bonne longueur d’avance.
Par des mécanismes semblables, les entreprises allemandes, de taille moyenne, le Mittelstand, sont les plus innovatrices d’Europe, à la fois par la nouveauté des produits introduits et par les brevets déposés. C’est ce qui explique aussi pourquoi la Corée du Sud a fait des progrès considérables au cours des 30 dernières années. C’est pour cela que certaines entreprises coréennes, comme Samsung, figurent parmi les plus innovantes dans le monde. En 2018, Samsung fournissait par exemple pour plus de 10 milliards de dollars de composantes électroniques pour les iPhones et autres produits d’Apple.
En tenant compte de ces idées, dans le cadre de son rôle schumpétérien, l’État doit :
- Identifier tous les trois ans les secteurs prioritaires pour le développement national. Ma suggestion serait dans l’ordre : Management, Eau, Agrobusiness, Agriculture, Énergie, Services aux consommateurs, Sciences de l’ingénieur, Mines, Nouvelles technologie de l’information et de la communication, Sciences sociales appliquées, Activités sportives et de loisirs.
- Établir un budget de soutien à la recherche dans chacun de ces domaines. Les fonds seraient attribués projet par projet et après étude anonyme par les pairs.
- Créer des comités autonomes, de financement de la recherche technologique universitaire qui attribue des fonds à des projets, de la liste prioritaire, choisis par un processus d’évaluation par les pairs. Son budget serait revu tous les trois ans
- Créer un comité autonome, de financement de la recherche universitaire dans les sciences sociales, qui attribue des fonds à des projets de la liste prioritaire choisis par un processus d’évaluation par les pairs. Son budget serait revu tous les trois ans
- Créer auprès du Président ou du Premier ministre un comité d’encouragement de la R&D des entreprises dans les domaines prioritaires. Il proposerait un budget de trois ans qui serait approuvé par le gouvernement.
- Établir des prix annuels récompensant l’innovation
- Établir un prix annuel récompensant la meilleure innovation technologique
- Établir un prix annuel récompensant la meilleure innovation managériale
- Établir un prix annuel récompensant les entreprises les plus innovantes
- Établir un prix annuel récompensant les universités les plus innovantes
- Établir un prix annuel récompensant les innovations qui ont eu le plus d’impact sur la société
- Établir un prix annuel récompensant les innovations économiques et sociales au niveau local et régional
- Tous ces prix doivent être gérés par des comités de pairs qui changent tous les trois ans
- Le ministère de l’Industrie et du développement économique (à créer) ou le Premier ministère doit établir avec un nombre d’entreprises choisi (les champions de l’innovation) des contrats de R&D, portant sur des projets de recherche dans les priorités gouvernementales
- En général, faire de l’innovation dans tous les secteurs une priorité nationale, avec comme mot d’ordre national : « Innover partout pour mieux vivre! »
- Dans l’évaluation de tous les responsables et de tous les projets, notamment ceux d’investissement, introduire un item important portant sur l’innovation.
- Organiser une grande fête de l’innovation nationale tous les deux ans.
- L’État doit aussi s’intéresser aux effets destructeurs de l’innovation. L’innovation crée les industries du soleil levant, mais elle met d’autres industries dans une situation crépusculaire. Un comité de réadaptation et de réorientation des industries en difficulté (les industries du crépuscule) doit être créé auprès du PM. Il devra travailler à prévenir les effets destructeurs de l’innovation et aider les entreprises et les travailleurs dans des situations de déclin à organiser la retraite et le redéploiement.