Taïeb Hafsi
Professeur émérite, HEC Montréal. L’État face à la complexité : une introduction

Présentation des notes
Cette chronique économique et sociale présente une série de notes destinées à clarifier les règles importantes qu’un état intelligent utilise ou respecte pour stimuler un fonctionnement économique et un équilibre social satisfaisant. Ces notes sont élaborées en ayant surtout à l’esprit les besoins des pays dont les économies sont émergentes. Elles sont utiles notamment pour l’Algérie et les pays du front méditerranéen de l’Afrique. Elles peuvent aussi être utiles pour l’ensemble des pays africains et des pays du tiers-monde.
L’auteur est professeur émérite en stratégie des organisations à HEC Montréal et membre de la Société royale du Canada. Il a une longue expérience en enseignement et recherche sur les sujets de management appliqué aux organisations complexes, en particulier les états, les organisations diversifiées et les organisations internationales. Ses travaux sur ces sujets ont été diffusés dans plus de 40 livres et 150 articles de revues internationales.
L’État face à la complexité : une introduction
Beaucoup d’économistes et de responsables politiques se trompent à propos du fonctionnement d’une économie nationale. Ils ont tendance à croire qu’il suffit de faire des choix rationnels pour obtenir les résultats attendus. La formation traditionnelle, en particulier les mathématiques et la formation aux sciences de la nature, fait croire que les relations de cause à effet sont linéaires. On part de l’hypothèse qu’on sait quel va être le résultat des actions entreprises. En fait, ceci n’est vrai que dans les situations les plus simples. Il faut de plus trois choses importantes : (1) que le dirigeant puisse agir lui-même directement ; (2) qu’il soit expérimenté et (3) que le contact direct avec la réalité lui permette de tester et ainsi d’alimenter son intuition sur les relations de cause à effet. Si ces conditions sont respectées, on peut considérer que tout se passe comme si les relations de cause à effet sont linéaires.
Dans le système particulièrement complexe des institutions de l’État, le décideur ne peut pas agir directement. Il passe par des structures organisationnelles nombreuses. Le roulement aux postes de responsabilités est relativement rapide et donc les responsables dont constamment en train de réapprendre à propos de la réalité. Finalement l’intuition des décideurs est défaite par la complexité, c’est-à-dire par des relations de cause à effet non-linéaires. Tout se passe alors comme s’il agissait au hasard. C’est cela qui donne l’impression que les dirigeants politiques (en Algérie et ailleurs) sont incohérents. Ils doivent jongler avec des centaines de boules dans l’obscurité.
La complexité a des effets pernicieux, notamment parce qu’elle obscurcit les relations de cause à effet. Elle défait notre entendement et amène des dirigeants même de grande qualité, même dans des pays très avancés, à croire en désespoir de cause dans la magie et l’enchantement. Il est connu que Ronald Reagan et George W. Bush consultaient des prédicateurs comme les sages des tribus anciennes consultaient les oracles. En fait, tous ces dirigeants étaient sous l’influence de la complexité. Dans une étude que nous avons faite il y a une trentaine d’années, nous avions montré que la disparition de civilisations aussi fortes que la civilisation romaine s’explique comme un effet ou un résultat de la complexité.
Avant d’aller plus loin, revenons aux organisations. Lorsqu’on ne peut pas agir seul, on doit s’organiser pour fonctionner avec les autres. Ce qui rend l’action collective un grand défi, c’est le fait qu’elle n’est pas seulement une combinaison d’actions de plusieurs personnes, qu’on peut préciser et ordonner par la technique et la technologie. C’est un phénomène complètement différent et nouveau. L’organisation a une vie et une dynamique distinctes de celles des individus. Pour bien comprendre, il faut revenir à un travail remarquable qui a été fait par C. Barnard, un dirigeant d’entreprise qui a conseillé plusieurs présidents des États-Unis et a été dans les années 1930 « le chouchou » des intellectuels américains, notamment ceux dominants de la région de Cambridge-Boston. C’était l’époque où on pensait que le système capitaliste américain ne survivrait pas. En effet, après le grand crash boursier de 1929 et la dépression qui suivit, les violences sociales étaient telles que le système lui-même semblait perdu. Barnard et un groupe d’intellectuels ont alors apporté des contributions majeures dans notre compréhension des organisations et permis au régime capitaliste américain de renaître et de se renforcer.
Pour Barnard, une organisation est un système de coopération. Si on n’a pas de coopération, on n’a pas d’organisation. Elle va se défaire tôt ou tard. Le plus grand des défis du dirigeant est alors de créer et de maintenir la coopération. Pourquoi les gens coopèrent-ils ? Pour simplifier, on dira qu’ils coopèrent s’ils tirent de la coopération (les compensations au sens large) autant que ce qu’ils donnent (leurs contributions au sens large). Barnard affirmait que cd sont les personnes qui coopèrent qui décident s’il y avait équilibre Contributions-Compensations. Le dirigeant est dans le métier de les convaincre qu’il y a réellement équilibre et qu’ils devraient coopérer. Le problème organisationnel qui défait les efforts des dirigeants est que l’équilibre compensations-contributions n’est pas perçu de la même manière par tous. Ainsi, ce qui facilite l’équilibre pour certains, défait l’équilibre pour les autres. C’est pour cela que peu d’organisations fonctionnent de manière satisfaisante !
Quelle est la pertinence de ces questions pour la gestion de l’Économie algérienne ? Dans la première note, j’évoquais une citation fameuse d’Adam Smith sur l’importance de l’intérêt personnel comme motivateur. C’est une citation dont l’essence est organisationnelle. Si on cherche à forcer les comportements, les acteurs simplement arrêtent de coopérer et mettent ainsi en péril l’ensemble du système économique.
Que faire alors face à la complexité et à la difficulté de la coopération ?
- Il faut simplifier. On ne peut pas préciser de manière centrale les relations de cause à effet en situation de complexité. Elles doivent être découvertes par les acteurs sur le terrain.
- Donc, le premier élément de simplification est de laisser les acteurs du terrain, qui ont l’information requise, décider même si leur décision peut être plus imparfaite que celle que prendrait un décideur au centre ayant beaucoup ou toutes les informations. Dans le domaine de la prise de décision, on parle alors de subsidiarité. La subsidiarité ou décentralisation n’est pas un choix. C’est une nécessité pour survivre à la complexité.
- Mais pour que ces décisions distribuées puissent converger, il faut qu’elles soient encadrées par des objectifs ou une stratégie. Ainsi, on pourrait établir des objectifs pour chaque société nationale et même pour chaque bureau administratif. Ces objectifs seraient négociés et feraient l’objet d’un contrat de performance. Dans une étude sur la stratégie que nous avons faite sur Sonatrach en 2008-2009, nous avions suggéré que, gérée de manière judicieuse, cette entreprise pourrait générer pour l’Algérie des ressources financières et technologiques bien plus importantes que celles obtenues par le biais des hydrocarbures nationaux. Sonatrach a des ressources managériales et d’innovation supérieures à celles de l’État, mais elle n’est pas capable de les utiliser, à cause des contraintes qu’on lui impose. On pourrait simplement négocier avec ses dirigeants des objectifs ambitieux. Nous y reviendrons plus tard.
- Pour l’Algérie, cela s’applique aussi au secteur privé. Comme nous l’évoquions dans les notes précédentes, les acteurs du privé qui ont un effet important sur la situation économique (patronat, grandes entreprises, etc.) pourraient aussi signer des contrats de performance en échange d’avantages fiscaux ou d’encouragements divers;
- En agissant ainsi, l’État prend le contrôle de la bataille contre la complexité. Il s’allie à ceux qui peuvent l’aider à la vaincre. Historiquement, les raisons principales pour lesquels les Etats-Unis sont le premier pays dans le monde viennent du fait qu’ils ont découvert cela avant tous les autres. Ils ont transmis cela sans le dire à tous leurs alliés, y compris à un pays comme la Corée du Sud.
- Pour faire face à la complexité, la connaissance est précieuse. Non seulement le Président, mais aussi le Premier ministre et tous les ministres devraient être entourés de groupes d’analyse et de réflexion sur la stratégie nationale dans leurs domaines d’activité. Sans connaissances, notamment en matière d’organisation et de management, on est ballotté par les vagues des décisions prises par les autres pays. L’investissement dans la connaissance qui alimente la réflexion sur les politiques nationales est le plus important des investissements. Il est aussi précieux qu’un bâton d’aveugle, le bâton de route de celui qui doit avancer dans l’obscurité.
Dans la note 7 nous allons approfondir ce sujet en mettant plus précisément l’accent sur le rôle de l’État et de ses dirigeants.